Dans les rues de Dakar, les conversations s’animent autour d’un sujet longtemps resté tabou. Marchands, chauffeurs de taxi et étudiants murmurent la même question : “Et si le franc CFA disparaissait enfin ?” Ce vieux symbole monétaire, hérité d’une ère coloniale révolue, est aujourd’hui au cœur d’un bouleversement historique. L’Afrique de l’Ouest est à la croisée des chemins, et les enjeux dépassent largement la simple question de billets et de pièces.
Un héritage colonial qui divise
Créé en 1945, le franc CFA — pour “Franc des Colonies Françaises d’Afrique” — a longtemps été présenté comme un gage de stabilité monétaire. Utilisé aujourd’hui par huit pays d’Afrique de l’Ouest, il est arrimé à l’euro et garanti par le Trésor français. Mais derrière cette façade de sécurité se cachent des tensions profondes.
“Le franc CFA, c’est comme un collier en or qui nous étrangle”, lance Amadou Diop, économiste sénégalais. “On nous dit qu’il nous protège, mais en réalité, il limite notre souveraineté.” Ce point de vue est partagé par une partie croissante de la population ouest-africaine, qui voit dans cette monnaie un frein au développement économique et à l’indépendance politique.
Selon une enquête menée en 2023 par l’Observatoire de l’Économie Africaine, 68 % des citoyens des pays concernés estiment que le franc CFA devrait être remplacé par une monnaie véritablement africaine.
Le projet Eco : une ambition continentale
Depuis plusieurs années, les regards se tournent vers une alternative : l’Eco. Cette nouvelle monnaie, censée remplacer le franc CFA, est portée par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). L’objectif ? Créer une devise commune pour stimuler les échanges régionaux et renforcer l’intégration économique.
Mais le chemin vers l’Eco est semé d’embûches. Initialement prévue pour 2020, sa mise en œuvre a été reportée à plusieurs reprises. “Il ne s’agit pas seulement de changer de nom ou de billet”, explique Fatoumata Koné, analyste financière à Abidjan. “Il faut harmoniser les politiques monétaires, fiscales, et surtout, établir une banque centrale indépendante.”
La CEDEAO regroupe 15 pays, dont certains — comme le Nigeria, poids lourd économique de la région — n’utilisent pas le franc CFA. Les divergences d’intérêts rendent la transition complexe. Pourtant, malgré les retards, les discussions se poursuivent, et la pression populaire ne faiblit pas.
La France, entre retrait et influence persistante
En décembre 2019, un tournant majeur a été annoncé : la France a accepté de se retirer progressivement de la gestion du franc CFA en Afrique de l’Ouest. Le compte d’opérations — où les pays de la zone CFA devaient déposer 50 % de leurs réserves de change — a été supprimé. Paris a également renoncé à sa présence au sein des instances de décision de la BCEAO (Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest).
Pour beaucoup, ce geste est symbolique. “C’est un pas dans la bonne direction, mais ce n’est pas encore la liberté monétaire”, estime Ibrahim Traoré, professeur d’économie à Ouagadougou. En effet, l’arrimage à l’euro reste en place, tout comme la garantie de convertibilité offerte par la France, perçue par certains comme une forme de tutelle déguisée.
La France, de son côté, affirme vouloir accompagner les pays africains vers plus d’autonomie. Mais le débat reste vif. “On ne peut pas parler d’émancipation tant qu’on dépend d’une monnaie étrangère”, tranche Mariam Diallo, militante panafricaniste à Bamako.
Stabilité ou souveraineté : le dilemme ouest-africain
Le principal argument des défenseurs du franc CFA reste sa stabilité. Grâce à son lien avec l’euro, l’inflation y est maîtrisée — autour de 2 % en moyenne — et les investisseurs étrangers y trouvent un climat rassurant. “Le franc CFA nous protège contre les dérapages monétaires”, affirme Moussa Ndiaye, banquier à Lomé.
Mais cette stabilité a un prix : une politique monétaire rigide, peu adaptée aux réalités économiques locales. Les taux de change fixes limitent la compétitivité des exportations africaines, et la BCEAO ne peut pas ajuster ses taux d’intérêt de manière indépendante.
Le dilemme est donc profond : faut-il privilégier la stabilité au détriment de la souveraineté ? Ou oser le saut vers une monnaie plus incertaine, mais véritablement africaine ?
Les jeunes, moteurs du changement
Dans les universités, sur les réseaux sociaux, dans les manifestations, les jeunes Africains s’emparent du débat. Pour eux, le franc CFA est plus qu’un outil économique : c’est un symbole à déconstruire. “On ne peut pas construire l’Afrique de demain avec les chaînes d’hier”, clame Aïcha Sow, étudiante à Conakry.
Des collectifs comme “Urgences Panafricaines” ou “Sortir du CFA” multiplient les campagnes de sensibilisation. Leurs vidéos virales, leurs conférences et leurs pétitions rencontrent un écho grandissant. En 2022, une tribune signée par plus de 300 intellectuels africains appelait à une réforme radicale du système monétaire régional.
Ce mouvement générationnel pourrait bien faire basculer les équilibres. “Les jeunes ne veulent plus attendre. Ils veulent une monnaie qui leur ressemble”, affirme le sociologue ivoirien Koffi Kouadio.
Une réforme inévitable, mais incertaine
Les signaux sont clairs : le statu quo ne tiendra plus longtemps. Même au sein des institutions, les lignes bougent. En 2023, la BCEAO a lancé une étude de faisabilité sur une monnaie numérique régionale. Une initiative qui montre que l’Afrique de l’Ouest explore activement de nouveaux horizons monétaires.
Mais rien n’est encore joué. Les intérêts économiques, les tensions politiques et les défis techniques pourraient encore ralentir, voire détourner, le processus. “La réforme du franc CFA ne sera pas un événement, mais un long chemin”, prévient l’économiste burkinabè Salifou Bamba.
Et pendant ce temps, dans les marchés de Cotonou, les taxis de Niamey ou les cafés de Bissau, les billets bleu-vert du franc CFA continuent de circuler, porteurs d’un passé qui refuse de s’effacer et d’un avenir qui tarde à naître.
Alors, l’Afrique de l’Ouest saura-t-elle se libérer de son héritage monétaire pour écrire une nouvelle page de son histoire économique ?

Ecole de journalisme à Tunis, je traite de beaucoup de sujets liés à l’actualité de mon continent de coeur : Economie, Marché, Politique et Santé … je m’intéresse à tout et à tout le monde.














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